Victime, Bourreau, Sauveur

Vendredi 22 décembre, l’équipe pédagogique a suivi une intervention d’une journée sur la thématique du triangle dramatique avec Sébastien Thomelin, facilitateur. En effet, nos comportements relationnels glissent bien souvent vers ce réflexe de jouer ou rejouer ces personnages (victime, bourreau, sauveur), au détriment de nous-mêmes et de la relation.

Il était important pour nous de comprendre ce modèle, non seulement pour éviter de le reproduire et de nourrir des conflits à notre insu, mais aussi pour anticiper sur les mécanismes éducatifs qui poussent l’individu à entrer dans ce schéma dramatique.

Nous avons pu mesurer, tout au long de la journée, combien le sujet est complexe et bousculant pour nos conditionnements.

Pour illustrer son propos, Sébastien a pris en exemple la situation suivante :

Sylvain, travailleur dans une entreprise, est très en colère parce que son collègue Pierre s’est fait virer. En effet, Pierre a découvert des abus de biens sociaux au sein de la société. Et il les a dénoncés. Sa hiérarchie a décidé de le licencier. Sylvain est hors de lui : il trouve injuste que Pierre soit viré pour une cause qu’il estime juste…

Dans sa perception de la situation :

Victime : Pierre

Sauveur : Sylvain

Persécuteur : l’entreprise, les lois

D’un point de vue, Pierre est à la fois la victime (il se fait licencier), en même temps le sauveur (il se positionne en justicier, défenseur des lois) et en même temps le persécuteur (il dénonce ses supérieurs hiérarchiques). Pierre obéit à une croyance, celle du bien et du mal. Depuis qu’il est tout petit, ses parents lui ont inculqué cette notion. Mentir ou être malhonnête était sévèrement réprimandé. Pierre est conditionné pour combattre la malhonnêteté. Il fait donc un « choix » : celui de dénoncer les malversations au sein de l’entreprise pour laquelle il travaille.

A ce stade, nombre d’entre nous peuvent rejoindre le sentiment de Pierre : abuser d’un pouvoir, c’est mal. C’est un système de valeurs très partagé parmi les humains qui ont subis la violence éducative ordinaire (relation dominant/dominé). Car la blessure ouverte par les abus de pouvoir subis jadis a fait naître en nous ce que Sébastien appelle un « enfant protecteur », sorte de garde du corps de la blessure. Si nos parents nous ont éduqués avec de la réprobation pour le mensonge et la malhonnêteté, alors nous avons compris que, pour être aimés, nous devions bannir ce comportement. Nous avons développé une sorte de réaction conditionnée pour rejeter ce comportement dangereux pour notre sécurité d’enfant.

Pour revenir à l’exemple cité, Sébastien nous a longuement invité à « voir ce qui est » (nous vivons dans un monde où il est fréquent que des êtres humains abusent de leur pouvoir et tirent parti des situations à leur avantage), et à réduire le plus possible l’écart entre « ce qui est » et « ce qui devrait être » (les êtres humains devraient être intègres et honnêtes). Cet écart constitue l’espace où se logent le conflit et la souffrance. Considérer « ce qui est » avant toute autre chose permet d’avoir de la clarté sur la situation. Nous vivons dans un monde où il y a de l’abus, des jeux de pouvoir, des malversations : c’est ainsi, c’est « ce qui est ».

Pierre a fait un choix : celui de ne pas accepter la malhonnêteté. Sylvain n’a pas vu que Pierre a fait un choix. Il voit une victime. Le choix de Pierre était « dire » ou « ne rien dire ». Pierre n’est pas reconnu dans son choix : Sylvain voit en lui un homme qui subit, et il veut le sauver. En venant à son secours, il lui enlève sa légitimité de choisir, il se met au-dessus de lui, en sauveur. Sylvain se comporte ainsi car il se relie à un référentiel « extérieur » (la voix de ses parents qui disent que la malhonnêteté n’est pas bonne) en évitant de ressentir sa réalité intérieure (son besoin profond). En voulant l’aider, il lui signifie : « Tu n’as aucun pouvoir, tu es petit, tu as besoin de mon assistance ». C’est une intention bienveillante. Cependant le message est emprisonnant et déresponsabilisant : « Tu n’es pas libre, tu es impuissant, tu es dépendant d’un sauveur. ».

Avec son indignation, sa colère et son agressivité, Sylvain peut devenir le persécuteur des persécuteurs : ceux qui ont licencié Pierre… C’est ainsi que le triangle se perpétue et se rejoue à l’infini, en thèmes et variations. C’est ainsi que naissent les conflits, qu’ils sont entretenus, et que le désordre règne parmi les collectifs humains.

Dans le nouveau paradigme de la conscience, nous sommes invités à prendre la responsabilité de nos ressentis et de nos actes, et à laisser aux autres adultes qui nous entourent la responsabilité de leurs ressentis et de leurs actes. C’est ce que nous enseigne la communication non violente, basée sur la reliance à soi, l’expression de nos ressentis, et l’identification des besoins qui se manifestent en nous. Les ressentis et les besoins étant subjectifs, nous sommes invités à nous y référer et à y être fidèle, sans avoir besoin d’entrer dans le triangle.

Si Sylvain avait pu rester avec lui-même, il aurait pu ressentir de l’empathie pour Pierre sans pour autant se mettre à sa place ou embrasser sa cause.

Dans la nature, il n’y a ni morale, ni bien ni mal. Ce qui est juste pour la mouche (éviter d’être dévorée) n’est pas forcément juste pour l’araignée (manger à sa faim). Dans le monde des humains, nous confondons « valeurs » et « besoins ». La valeur est un référentiel extérieur, une idéologie, au nom de laquelle l’humanité a montré qu’elle était prête à commettre des génocides. Le besoin est personnel, subjectif et variable, même si chaque humain peut se relier à la grande famille des besoins universels. À un moment M, le besoin d’un enfant peut se traduire par crier, sauter et danser alors que le besoin du parent serait le repos et le calme. Il n’y a pas un besoin légitime et un besoin illégitime. Tous les besoins sont légitimes.

Concernant un abus de bien social, il est plus difficile pour nombre d’entre nous de percevoir le besoin que cet acte vient nourrir… Car nos valeurs nous empêchent d’accéder aux besoins et de considérer les acteurs de cette stratégie comme des êtres humains aussi dignes d’empathie que ceux qui sont licenciés par exemple.

C’est pour cultiver une empathie égale pour chacun que, dans notre accompagnement bienveillant des enfants, nous tentons autant qu’il nous est possible de ne pas fonctionner dans la dualité. Nous tâchons de donner autant d’empathie et de compréhension à l’enfant qui a poussé qu’à celui qui a été poussé, à celui qui a vu son dessin gribouillé qu’à celui qui a gribouillé le dessin…

Cela vient bousculer fortement notre système de valeurs…

Vivre l’empathie ne signifie pas pour autant que les comportements ne sont soumis à aucune règle ni loi. Mais celui qui transgresse la règle n’est plus perçu comme un persécuteur mais comme une personne dans l’expression d’un besoin insatisfait qu’il nous faut découvrir ensemble.

Si au lieu de nous accabler les uns les autres, de nous victimiser, de nous sauver ou de nous persécuter, nous écoutions ce qui se dit au travers des comportements, nous serions enrichis d’une connaissance nouvelle concernant nos besoins et ceux des autres. Le triangle dramatique nous projette dans une insécurité relationnelle, cette même insécurité ressentie lorsque nous subissions la violence éducative ordinaire : je t’aime quand tu fais ceci, je t’accable quand tu fais cela… L’empathie sans condition nous permet de sentir que, quoi que nous fassions, cela ne change rien à l’amour reçu. Cette qualité de relation est une aide précieuse pour accueillir ce qui se joue en nous, écouter nos besoins, et ouvrir petit à petit notre cœur à des actions plus justes et plus respectueuses.

Sébastien nous rappelle qu’on ne peut pas obtenir la paix en faisant la guerre. Il convient de distinguer action et réaction. De son point de vue, l’acceptation de « ce qui est » constitue la base d’une action juste. Si je me mets en tension, je ne peux pas avoir une action juste : je vais lutter, m’énerver, désigner des coupables…

La puissance vient de l’acceptation de l’impuissance.

Si j’accepte mon impuissance, je vais trouver ma puissance dans des actions réalistes, des actes possibles et constructifs.

Si dans une école primaire, un fou venait pour fusiller, le Dalaï-Lama dit qu’il lui tirerait une balle dans le genou et ensuite il lui caresserait la tête. Il n’y a aucune agressivité, il n’est pas sauveur. Il mène une action juste : je neutralise, je soigne.

Facile à dire ?

En effet, la route est longue et escarpée… Mais n’est-elle pas celle que nous propose inexorablement l’histoire humaine du 3ème millénaire ?

À suivre…

Compte-rendu rédigé (subjectivement) par Sophie

Pour découvrir davantage Sébastien Thomelin

https://www.libre-d-etre-soi.fr/