Ne plus confondre savoir et compétence

Krishnamurti, penseur indien, expliquait que le savoir basé sur la mémorisation dessert l’intelligence. De son point de vue, l’encombrement de notre mémoire, gonflée de savoirs théoriques, de « contenus », de compréhension pré-établie, fait obstacle à notre capacité à percevoir la réalité de « ce qui est vraiment ».  Nous vivons chaque événement sous le contrôle incessant du passé et ce que nous savons, ou croyons savoir, est projeté mécaniquement sur ce qui advient. Notre intelligence fonctionne ainsi de manière automatique, et non pas de manière créative dans toutes les dimensions de son potentiel. Ainsi, dit-il, nous ne vivons jamais au présent, mais restons dans une perception usagée du réel, entravés dans le bavardage incessant de notre pensée qui sait ou croit savoir. Nous sommes, ainsi, coupés de la réalité vivante, prisonnier du connu.

Si le jeune enfant vit totalement au présent, en interaction directe avec ce qui l’entoure, il apprend à mutiler peu à peu à cette compétence.
Nous avons fait des mécanismes de l’intellect un système. Aujourd’hui, est compétent celui qui a usé ses fonds de culottes sur les bancs de l’école ou de l’université. Il en sort diplômé, reconnu, la tête pleine de références, de concepts, de théories et de formules pour aborder la discipline dans laquelle il s’est spécialisé.

Nous savons aujourd’hui, grâce aux protocoles expérimentaux déployés par certains neuroscientifiques, que le cerveau est modélisable, en fonction de l’usage que nous en faisons.  Des expériences menées sur des méditants, dont le célèbre Matthieu Ricard, ont démontré qu’une pratique quotidienne transforme profondément la configuration cérébrale, et développe, dans le cas de la méditation, les zones liées à l’empathie, aux compétences affectives et sociales. Je me demande ce qu’il advient de l’intelligence de générations d’enfants qui ont été obligé à demeurer assis dans des salles de classes pendant des années, isolés du foisonnement du monde vivant, privés d’expérience directe, pour « apprendre » à devenir compétent par des cours, des livres et des cahiers, sous contrôle d’une institution qui stresse, oblige, contrôle, juge et catégorise les apprenants.

Quand j’étais petite fille, je suivais ma mère dans tous ses travaux d’élevage et de fromagerie. A l’âge de 9 ou 10 ans, je savais tout faire parfaitement : guider le troupeau, mettre les chèvres à l’attache, les nourrir dans les justes proportions en adaptant l’alimentation à la saison, traire, emprésurer le lait, suivre les normes de l’hygiène, détecter les pathologies, évaluer la qualité d’un caillé, mouler, retourner, saler, sécher les fromages… Ma mère aurait pu me confier la ferme (ce qu’elle fit quelques années plus tard). J’étais en mesure d’enseigner tous ces savoir-faire aux stagiaires qui venaient apprendre le métier. Je n’avais jamais étudié la zoologie, la biologie, l’éthologie ou l’agronomie. Tout ce que j’avais appris était vécu par tous mes sens. Une sensation, une intuition, un regard, une odeur peut alerter l’éleveur sur un dysfonctionnement ou un besoin : le poil d’une bête malade, un souffle, un cri, une couleur, une texture, et voici notre vigilance en éveil. Etre compétent est du domaine de l’être, et non pas seulement du savoir.

Pouvons-nous offrir aux enfants un contexte vivant, sollicitant la globalité de leur être, dans des actions et événements d’un quotidien réel dont ils sont les acteurs, afin de permettre à l’intelligence d’exercer son discernement dans toutes les dimensions profondes qui sont les siennes ?