Patience

Patience, par Sophie Rabhi-Bouquet

 

Tous ceux qui sont concernés le savent, la patience constitue l’indispensable ingrédient pour accompagner les enfants avec la bienveillance qu’ils méritent. S’il semble illusoire d’être constamment et indéfiniment patient, comprendre ce qui permet la patience peut nous aider à l’installer en nous. La patience serait-elle une sorte d’état de grâce, conséquence directe d’une totale disponibilité ? Serait-elle cet espace où le lâcher-prise se substitue aux négociations de notre mental encombré d’attentes ? Et pour cause : là où notre patience est sollicitée, nous ne sommes pas les maîtres du jeu. Une situation s’impose à nous, comme une fleur fragile qu’un désir impulsif de cueillette ou de contrôle condamnerait à la fanaison immédiate, et nous voici invités à la patience. Nous voici propulsés dans le silence et la pleine présence qu’inspire la puissante fragilité du vivant. Acceptation et patience cheminent donc ensemble, et constituent les précieuses vertus d’un caregiver compétent.

Le terme caregiver, emprunté à l’éthologie humaine, développé et défini par la Théorie de l’Attachement, rappelle que chaque être qui nait au sein de la grande famille humaine a besoin de soins appropriés, d’attention, de reconnaissance, d’empathie, de tendresse, pour se développer de manière profitable et sécure. Le caregiving caractérise notre espèce, dans le sens où son absence altère notre santé et notre humanité. L’abandon et les carences affectives, tel que démontré, entre autres, par René Spitz et John Bowlby, ont un effet délétère sur le développement physiologique, affectif et social du jeune enfant. A l’inverse, on observe qu’un enfant recevant dès l’aube de sa vie des soins aimants et appropriés développe un attachement sécure ayant des effets bénéfiques sur son système immunitaire, son développement cérébral, affectif et cognitif.

Laura, 3 ans, souhaite pouvoir attraper et revêtir son anorak par elle-même et ne se démonte pas en constatant que le porte-manteau est bien trop haut pour elle. Elle cherche du regard un marche-pied de fortune. Le seau pour laver le sol, une fois retourné, lui paraît approprié. Elle en éprouve d’abord la solidité prudemment et commence à se hisser. Mais l’équilibre lui manque, et son fragile échafaudage se met à branler un peu. Sa maman hésite à mettre un terme à cette initiative en prenant elle-même le vêtement, d’autant qu’elles sont presque en retard pour le rendez-vous chez le pédiatre…. Mais elle observe son enfant et comprend l’importance de cette fragile autonomie qui veut pousser avec autant de conviction qu’une graine germée soulève la terre pour croitre et exister. Laura sent cette complicité qui la sécurise. Elle tend juste une petite main pour être soutenue pendant son ascension. Et hop, la voici hissée suffisamment pour attraper l’objet désiré. Quelle satisfaction de réussir par soi-même !

Mais comment savoir ce que signifie, aujourd’hui, être un caregiver compétent alors même que nos instincts pour la vie et la survie sont supplantés par la culture, la modernité, les croyances et le conditionnement ? Comment être un caregiver compétent lorsque notre vie actuelle exige de nous une disponibilité démultipliée et la confiscation d’un temps biologique, dédiés à autant de sujets qu’il y a de complexité dans nos existences d’homo sapiens sapiens du 3ème millénaire ? Car si la mère originelle, celle dont il est question dans la Théorie de l’Attachement,  consacrée à sa progéniture, répond avec disponibilité aux besoins de celle-ci, le caregiver du XXIème siècle doit négocier avec des sollicitations multiples, trop souvent stressantes. Il semble qu’il y ait un décalage entre les besoins humains, vraisemblablement immuables depuis des milliers d’années, et l’évolution d’une société qui a mis la frénésie et l’encombrement matériel au centre de ses modes de vie.

Ainsi, le caregiver moderne devrait, pour se consacrer vraiment aux besoins fondamentaux de ses enfants, reconquérir l’espace de paix et de disponibilité nécessaire. La patience, fortement éprouvée dans un contexte où le temps manque, semble avoir la valeur que l’on donne à la rareté. Elle est un territoire qui ne se laisse pas soumettre : elle nous soumet. Nous ne pouvons ni la tromper ni la simuler : elle vient à nous lorsque nous sommes prêts, ouverts, profondément dévoués à sa cause et à celle des enfants qui s’en nourrissent. Notre patience est ce joyau de vie où le temps s’élargit pour laisser vivre des essentiels : bercer jusqu’à l’endormissement, accompagner des pleurs en leur consacrant notre étreinte réconfortante, médiatiser un conflit sans prendre parti, écouter jusqu’au bout et avec attention un chagrin raconté dans une bousculade de mots hésitants, interrompre une promenade pour suivre l’itinéraire d’une fourmi ou d’un escargot, expliquer et ré-expliquer autant qu’il le faut avec la dévotion consacrée à un ami intime, attendre que les petites mains encore malhabiles accomplissent une action nécessaire qui n’en finit pas de durer….

Victor, 2 ans et demi, ne décolère pas. Depuis qu’Alice, sa sœur aînée, a eu le droit d’aller en premier sur la balançoire alors qu’il la voulait, il est secoué de cris et de sanglots. Il s’est laissé choir sur le sol sableux, et c’est tout son petit corps qui est pris de spasmes et de gestes saccadés par la rage qui l’habite. Nina, sa babysitter, l’accompagne avec douceur, une main posée dans le petit dos qui se tortille. Elle lui murmure des paroles apaisantes et compréhensives : « J’entends combien tu es en colère et frustré… Tu as le droit d’être en colère… » De son autre main, Nina protège l’enfant pour qu’il ne se blesse pas en donnant des coups de pieds. La rage prend fin 35 minutes plus tard… Les hurlements deviennent des gémissements et la colère cède le pas à la tristesse… L’empathie de Nina est toujours présente, sans aucun jugement, attentive aux besoins. A présent, Victor tend les bras pour un câlin. Suite à cette immense épreuve qu’il vient de traverser, les bras réconfortants de Nina sont bienvenus. Elle le berce, fredonne la chanson que Victor aime tant. Et il s’endort, le visage maculé de poussière…

Lorsque patience est là, il n’est ni souffrance, ni colère. Le temps suspend sa course. La pensée cesse ses inexorables calculs. Nous voici, ici et maintenant, dans le don, dans un présent vide d’attentes, plein du vivant de la situation. Cultiver la patience n’est pas seulement un cadeau que nous offrons aux enfants qui sont à nos côtés, elle est une nourriture pour notre vie intime. Lorsque patience est là, invitée par les besoins de notre parentalité ou ceux de notre métier, elle nous rappelle que nous n’élevons pas nos enfants mais que ce sont eux qui nous élèvent.

Contrairement à ce que nos à-priori pourraient nous murmurer à l’oreille, les seuls bénéficiaires de notre patience ne sont pas nos petits interlocuteurs, loin s’en faut. Etre patients nous permet de gagner sur toute la ligne : non seulement en plus-value existentielle mais aussi en terme de temps et de plaisir gagnés. Car renoncer à la patience invite la lutte et la perte d’énergie, et le report des problématiques non traitées, parfois amplifiées par l’insatisfaction accumulée, à un temps ultérieur. La patience remplit le réservoir affectif de l’enfant, lui permet de rencontrer plus rapidement son autonomie s’il a été soutenu dans ses émotions et ses découvertes. Au plus l’enfant est accompagné, avec patience, au plus il devient sécure, et donc autonome et confiant. Tandis que l’enfant insatisfait peut demeurer grincheux, exigeant et timoré de longues années, l’enfant sécure se construit sur des bases solides, capitalisées grâce aux instants de qualité que nous lui avons accordé.

La patience ne pouvant être une stratégie, il serait vain de s’entraîner à l’atteindre à des fins intéressées. Mais savoir ce qui se construit de positif, pour l’enfant comme pour la relation avec lui, peut nous aider à surmonter les obstacles de certaines de nos croyances limitantes du type « Je perds mon temps », « Je suis en train de me faire bouffer », « Si je ne lui mets pas de limites, il va me tyranniser », « Je ne dois pas céder à ses caprices » etc.  Toutes ces affirmations sont issues de la pédagogie noire[1] et conduisent à la violence éducative ordinaire, à la rétorsion des besoins et élans naturels de développement. Nos enfants font appel à ce que nombre de stages de développement personnel et autres pratiques spirituelles cherchent à réveiller en nous : un amour sans condition. Nos petits maîtres sont là, autour de nous, pour nous apprendre cela à moindre frais. Profitons-en.

[1] Terme utilisé par Alice Miller dans son ouvrage C’est pour ton bien, il désigne l’ensemble des stratégies jugeantes ou cruelles que nous infligeons aux enfants pour qu’ils s’adaptent aux attentes des adultes.