ÂGISME

Admettons que les termes « adultes » et « enfants » qualifient un nombre d’années de vie. Admettons que, passées 18 années d’existence, nous appelions l’être humain un « adulte ». Quand j’étais une petite fille néanmoins, dans mon regard d’enfant : un adulte était un adulte (un être fiable, raisonnable et sécurisant), et un enfant était un enfant (petit, vulnérable, ignorant)… Et puis, chemin faisant, ces deux notions sont venues se questionner mutuellement. D’abord parce que, assez vite, je me suis rendue compte que les adultes dont j’attendais sagesse, empathie, bienveillance, maturité, sang-froid et sécurité n’ont pas toujours rempli ce contrat implicite signé, malgré moi, par mes besoins psychobiologiques de me garantir un attachement sécure. Les adultes n’ont pas toujours été à la hauteur de ce besoin, loin s’en faut…  Ensuite, j’ai pris connaissance avec effroi de l’histoire des humains, celle que l’on raconte aux enfants dans les écoles, celle avec laquelle je revenais sans cesse questionner mes parents puisque mon cerveau en construction n’arrivait plus à trouver tout cela logique : comment pouvait-on être en même temps « adulte », et en même temps commettre guerres, génocides, tortures, injustices, dévastations et autres atrocités ? Sur qui allions nous désormais compter, nous, les enfants, pour être en sécurité ? Ce constat m’a plongé dans un profond désarroi qui ne m’a jamais quitté. Et j’ai voulu comprendre.

Je dois les deux éclairages fondamentaux qui m’accompagnent sur ces questions à deux femmes : l’une est Alice Miller, l’autre mon amie et thérapeute, Marité. A partir de ces lignes, je vous propose de remplacer le terme « adulte » par celui de caregiver qui désigne le statut et les compétences de celui qui prend soin du petit humain à sa naissance et pour les années suivantes, celui qui sait protéger, nourrir, réconforter, accompagner avec empathie et organiser la survie pour lui-même et ses pairs. Alice Miller m’a permis de comprendre que l’on ne peut pas devenir un caregiver compétent pour soi, les autres et notre environnement si l’on subit la violence éducative ordinaire. Cette violence perturbe, malmène et altère notre capacité à devenir des êtres matures et doués de caregiving.

En thérapie, j’ai compris que je vivais, comme la plupart d’entre nous, avec deux parties en moi. L’une d’elle est accomplie, stable, cohérente, expérimentée, centrée : c’est celle qui permet au caregiver d’offrir sa contribution au monde. L’autre, malgré nos 20, 30, 40 ou même 80 années de vie, est restée immature et souffrante, nous conduisant à nous comporter ou nous ressentir, dans certaines circonstances, comme le tout jeune enfant que nous étions. A partir de mes souffrances, blocages, drames personnels ou plus simplement grâce aux émotions envahissantes que je pouvais ressentir au quotidien, je suis allée à la rencontre de mon « enfant intérieur ». J’ai pu l’entendre et le comprendre en passant par cette porte, trop souvent méprisée, des émotions. La violence ordinaire nous a appris à considérer l’émotion comme une perturbation, lorsque dans notre jeunesse il nous a été demandé de la taire, de la nier, de la repousser, de la maîtriser, afin qu’elle ne vienne plus questionner l’ordre établi ni le confort du parent. Il nous est essentiel de reconsidérer l’émotion, la prendre comme une information permettant de traverser les âges pour redevenir ce petit ou cette petite, blessé·e par les claques et les fessées, effrayé·e par les disputes conjugales, désespéré·e par la séparation des parents, déstabilisé·e par ces déménagements à répétition sans explication, anéanti·e par le décès de ce frère ou de cette sœur, dévalorisé·e par d’humiliantes remarques, perdu·e dans le noir de cette chambre où personne ne vient… Les traumatismes de l’enfant sont légions dans notre monde, où l’humain vit coupé des véritables besoins de son espèce.

Aussi, adulte ou enfant, je n’étais plus. Je devenais les deux, tour à tour, bien que déjà maman. J’étais exploratrice d’un temps ou le présent et le passé s’emmêlent. Méthodiquement, telle une archiviste passionnée, je reconnectais, jour après jour, mois après mois, mes sentiments, et les évènements que je me créais, à leurs causes-racine. Je m’exprime ici au passé : en réalité, ce travail minutieux continue. Je trie, j’effiloche, je sépare : ceci est à la petite fille que j’étais, qui est là, en moi, présente, immédiatement convoquée par une stimulation que m’offre la vie pour mieux prendre conscience de ma réalité, et cesser de croire qu’elle s’affranchit du passé. Et cela, cette puissance : c’est le caregiver en moi qui s’épanouit et jouit de son pouvoir personnel, c’est l’être qui goûte pleinement son état d’humain.

Nous sommes, ici et maintenant, des voyageurs déposés sur le rivage par les courants et les tempêtes. Enfant et adulte sont rassemblés dans un même corps physique dont les mémoires s’interpellent, souvent douloureusement, puis de plus en plus joyeusement, au fur et à mesure que l’intimité se construit entre ces deux réalités.

Depuis que je fais ces explorations, les termes « enfant » et « adulte » n’ont plus le sens que je leur reconnaissais dans mes premières années de vie.  J’ai bien compris qu’il est possible d’avoir un corps physique de plusieurs décennies, et nous trouver dans le désarroi du nouveau-né. Inversement, les nombreux jeunes humains avec lesquels j’ai eu la chance de partager mon temps de vie m’ont appris qu’ils peuvent être sages et profonds, inspirés et responsables, garder du recul dans les situations conflictuelles et faire appel à l’intelligence alors même que ceux qui sont censés être leurs « responsables légaux » s’entredéchirent sans ménagement. Comme me l’a si souvent répété ma thérapeute : « Pour le cerveau, le temps n’existe pas ». Toute argumentation qui s’appuie sur une prétendue maturité des personnes majeures pour soumettre les mineurs est une escroquerie. En revanche, il n’y aura pas de guérison globale de l’humanité si nous ne finissons par nous réaliser pleinement en tant qu’espèce définie par le caregiving. L’enfant qui grandit en a besoin pour devenir un caregiver à son tour et contribuer à une humanité résiliente.