En soutien au Carré Libre

Voici 30 ans que je travaille avec des enfants et des adolescents, dont 21 années au titre de fondatrice et directrice de propositions alternatives au service public d’éducation nationale.

J’apprends aujourd’hui que les autorités imposent aux 42 inscrits de l’école privée hors contrat Le Carré Libre de Quimper de quitter leur établissement avec injonction de s’inscrire ailleurs.  Cette mise en demeure, basée sur le regard académique limitant posé par des inspecteurs sur un travail qu’il n’est pas possible d’évaluer avec des critères ordinaires, porte atteinte au réseau des écoles démocratiques, dont la Ferme des Enfants, que j’ai créée en 1999, fait partie. Cette décision vient interroger la pertinence des écoles qui n’offrent aux inspecteurs que « peu de traces écrites » à contrôler, ce qui est notre cas depuis plus de vingt ans.

Pourtant, les anciens scolarisés à la Ferme des Enfants sont tous engagés dans des chemins de vie sociale et professionnelle remarquables. Certains ont fait des études supérieures, d’autres des apprentissages leur permettant de gagner rapidement une autonomie, d’autres encore sont entrepreneurs, voyagent de saison en saison, s’engagent dans la sauvegarde de la biodiversité, cultivent une discipline artistique ou trouvent leur place à œuvrer socialement.

Enzo, pourtant très humble producteur de traces écrites durant sa scolarité, fait partie de ceux-là. Enzo a 22 ans. Il a passé toute sa scolarité à la Ferme des Enfants. Depuis ses 19 ans, ses parents ne lui versent plus aucune contribution sur son compte en banque. Enzo se débrouille pour travailler et gagner sa vie par lui-même, non pas parce que sa famille le lui a imposé (elle était prête à le soutenir autant qu’il en aurait besoin) mais bien parce qu’il a été animé très tôt par un fort désir d’autonomie, un élan que j’observe de manière récurrente chez les enfants « libres pour apprendre ». Ainsi, il a d’abord suivi, dès 12 ans, une formation de forgeron, puis à 17 ans, une formation en travaux forestiers qu’il a interrompue pour se consacrer pendant presque deux ans aux travaux électriques auprès d’un artisan. Son dernier contrat de travail lui a appris à construire des charpentes et ossatures en bois, et il vient d’en signer un autre pour maîtriser l’art de la cloison en plaques de plâtres.  Actuellement Enzo caresse l’idée de retaper entièrement des bâtiments à revendre, et il rencontre des financeurs éventuels. Tout cela bien sûr, par lui-même et de son propre gré.

Petite, Thelma écrivait et dessinait volontiers, laissant derrière elle davantage de traces qu’Enzo pour évaluer ses progrès. Après s’être consacrée à la pédagogie Montessori pour les petits, et s’être formée comme assistante à l’âge de 15 ans au sein de notre association, elle a choisi de passer, avec succès, en candidat libre, un CAP Petite Enfance. Son objectif étant de devenir bilingue, Thelma est partie 6 mois en Grande-Bretagne, aider dans une école Montessori. A son retour, elle a décidé de postuler pour passer le diplôme international d’Educatrice Montessori 3-6 ans qui lui permettra de travailler sur tous les continents.

Je pourrais citer également le cas d’Anaïs, vivante et déterminée, produisant bien peu de traces visibles durant sa scolarité à la Ferme des Enfants depuis l’âge de 3 ans. Artiste dans l’âme, elle chante, joue de la guitare, danse, joue la comédie, chorégraphie. A 14 ans, elle a co-dirigé et chorégraphié un spectacle remarqué, adapté librement d’Alice au pays des merveillles, composé de tableaux mettant en scène une vingtaine de danseuses. L’été suivant, elle a écrit un scénario pour un long métrage et mobilisé une équipe technique d’une quinzaine de jeunes, composée entre autres d’étudiants en audiovisuel, pour commencer à le tourner. Actuellement, et en dépit de son aversion pour le « scolaire », Anaïs travaille d’arrache-pied sur des cours académiques : elle a choisi de passer le bac.

Il est dit que Luna est incroyablement mature pour son âge. Depuis qu’elle a 13 ans, elle s’organise et se consacre par elle-même à construire son propre parcours pour acquérir de nouvelles compétences. Le « scolaire », cela ne l’intéresse pas vraiment. Mais s’il faut passer par là pour obtenir un moyen de réaliser ses objectifs, elle est disciplinée et régulière dans ses études. A 13 ans, Luna voulait travailler avec les chevaux. Elle a donc passé 2 semaines par mois en centre équestre, pendant un an. Ensuite, elle a voulu apprendre l’anglais couramment. Elle est donc partie en Grande Bretagne pendant 8 mois, contribuer dans une école comme assistante. A 16 ans, forte de son expérience avec la langue anglaise, elle s’est donnée pour objectif de monter ses compétences au même niveau en langue espagnol. Elle est donc actuellement volontaire dans une école près de Valencia pour toute l’année scolaire. En parallèle, Luna travaille avec l’organisme indépendant Clonlara pour passer l’équivalent du bac par correspondance.

Je pourrais continuer cette énumération d’histoires de nos élèves aussi admirables qu’inattendues. Car lorsque l’enfant est libre de conduire sa vie comme il l’entend, il n’y a plus d’attentes. Il y a juste la confiance, le soutien et l’émerveillement.

Les mots manquent pour exprimer combien tous ces jeunes et bien d’autres sont des citoyens positifs, créatifs, constructifs, inspirants, enrichissants pour notre société. Donner la liberté aux enfants et aux adolescents d’apprendre par eux-mêmes n’est pas dangereux. Il ne s’agit ni de négligence, ni d’abandon. Les jeunes des écoles démocratiques sont écoutés, encadrés, accompagnés, soutenus, encouragés. Se connaître soi-même, maturer, se rencontrer, s’affirmer demande du temps et de la disponibilité. C’est ce cadre que nous offrons à celles et ceux qui fréquentent nos écoles : une possibilité qui nous paraît bien plus importante, bien plus enrichissante, bien plus nourrissante que la contrainte absurde qui soumet le vivant à un programme d’apprentissage calibré, limité, étroit et le plus souvent terriblement ennuyeux pour nos enfants, sans garantie en termes de résultats concrets sur leur vie future. Les libérer de ce carcan leur permet de trouver de la confiance en eux-mêmes, d’explorer leur propres ressources et aspirations, de développer leurs compétences de manière illimitée, de visiter le monde et ses possibilités sans entrave, de rester acteurs de leur propre vie.

Bien entendu, cette alternative au modèle dominant nécessiterait un nouveau mode d’évaluation permettant d’en mesurer les véritables effets. Se baser sur des critères ordinaires est tout simplement inopérant et déloyal. Pour ces raisons, je demande à l’Education Nationale de mettre en place une étude dans le but d’apprécier, avec des critères objectifs, ce que deviennent les citoyens des écoles démocratiques. Nous nous ferons une joie de coopérer en ouvrant les portes de nos établissements à un nouveau type d’évaluation réaliste et opérant.

En attendant, je ne vois pas pourquoi nos initiatives seraient privées du droit d’exister et d’enrichir le paysage éducatif global dans la mesure où elles conviennent aux familles qui les fréquentent et n’ont, à ce jour, occasionné aucun préjudice repérable. Le déficit d’instruction est, à ce stade, une simple supposition, issue d’une définition autoritaire et réductrice du mot Apprendre. De notre point de vue, celle-ci ne tient pas compte de l’ensemble des critères nécessaires pour évaluer les processus d’apprentissages permettant la réussite d’une vie humaine et la qualité de sa contribution à la société.

Nous sommes quant à nous convaincus que les apprentissages basés sur des motivations intrinsèques sont largement plus efficaces que ceux qui sont imposés et contrôlés par l’adulte. Certaines recherches scientifiques valident ce parti-pris. Comme toute avant-garde, notre pratique finira par s’imposer et dépasser le cap des à-priori pour devenir une possibilité parmi les autres, participant à élargir les offres éducatives dont la pluralité définit une société véritablement démocratique.

Sophie Rabhi-Bouquet, le 12 janvier 2020